Association des décoratrices et décorateurs de cinéma

Jean-Marie Vivès interviewé en 2003

l’interview du moment | 17/02/2023

Créateur de matte-paintings pour de nombreux films ambitieux en termes de décor, JEAN-MARIE VIVÈS est dans la lignée des grands « truqueurs » du cinéma, tenant en main l’outil numérique et ses vertigineuses possibilités, comme dans les scènes d’hallucinations de Blueberry, en tout vingt minutes d’animation en 3D.

Comment son nom l’indique, le matte-painter est avant tout un peintre. Comment avez-vous appris à peindre ?
Je suis né un crayon à la main. A 15 ans, je suis entré à l’école d’Arts graphiques Maximilien Vox, située rue Madame à Paris. C’était une école peu connue, fondée par des anciens prix de Rome qui voulaient partager leur savoir. Ces professeurs, vraiment géniaux, savaient vraiment nous transmettre leur amour de l’art.
Comme je comprenais bien les mathématiques, on me poussait à préparer les grandes écoles, mais je voulais poursuivre dans la voie du dessin et j’ai tenu bon.

Comment arrivez-vous au cinéma ?
Vers 1975, j’étais illustrateur indépendant et je galérais. La France a une culture littéraire bien ancrée, on n’a jamais été pays d’images et je pensais partir aux Etats-Unis ou en Angleterre. Par un concours, de circonstances, j’ai fait une exposition et rencontré des gens dans le milieu du cinéma d’animation. A cette époque, Alain Resnais qui souhaitait des glass-painting* pour La vie est un roman (1983). J’ai donc reconstitué les dessins de Enki Bilal sur verre, ils étaient placés devant la caméra et filmés. Contrairement à l’habitude, Resnais ne voulait surtout pas que ça s’intègre à l’image. Si c’était le cas, il était déçu car il tenait absolument à un effet de placage.
Après cette première expérience dans le cinéma, j’ai continué en faisant des glass-painting pour des long-métrages et surtout des films de pub. Je travaillais la nuit et ils tournaient le jour, c’était en studio car le procédé ne fonctionne bien qu’en lumière constante. Même si on obtenait de bons résultats, ce trucage restait très artisanal, empirique, à la limite du professionnalisme. J’étais sur que, pour l’améliorer et pouvoir filmer en extérieurs, il fallait faire ce travail en post-production.

Le procédé du matte-painting était alors courant en France ?
La technique du matte ne s’est jamais vraiment développée en France. Dès qu’on parlait trucages ou effets spéciaux, il y avait une suspicion, c’était bon pour les américains. Même un simple fondu enchaîné était considéré comme appartenant aux effets spéciaux ! Il faut dire que la Nouvelle vague avait porté un coup fatal aux trucages. Les trucages viennent du tournage en studio, pas en extérieurs. En quelques années, de nombreux métiers ont disparus.
En revanche, le cinéma américain a toujours utilisé les mattes. Beaucoup en Technicolor et même dans les films noirs du style Humphrey Bogart. On en repère facilement dans tout le cinéma des années 50 et 60, les séries B, ou des Hitchcock comme La Mort aux trousses (1959).
Pour les majors d’Hollywood, c’était simple. Il y avait toujours une équipe de peintres à proximité, payée à l’année. On attendait que le cadre soit bien calé et on faisait peindre une partie de la vitre, avec une sorte de caoutchouc liquide, noir, de façon à occulter la partie de l’image qui ne devait pas être impressionnée par la pellicule. Après, en labo, on repeignait la partie manquante avec un paysage ou un décor quelconque...

En France, est-ce le film publicitaire qui a relancé l’utilisation des mattes ?
Non, car c’est très long à réaliser et le rythme en pub est bien trop rapide. Les mattes commencent en France avec le long-métrage. Les américains avaient déjà relancé les films de divertissement, les effets spéciaux. Le cinéma français a un peu suivi, dans la mesure de ces moyens, car on n’avait encore aucun matériel.
Je poursuivais mon métier d’illustrateur, on faisait appel à moi dès qu’un film avait besoin d’un matte : Bunker Palace Hotel (1989), Jean Galmot aventurier (1990)...
Quand je faisais des mattes en couleurs, je passais mon temps à faire de la recomposition trichrome. Plutôt que de travailler le dessin lui-même, j’essayer de recomposer une image couleurs, pour s’assurer que ça colle avec le film. Depuis l’arrivée du numérique, je peux consacrer tout mon temps à l’image elle-même, à faire de la création.

Comment s’est déroulée l’arrivée du numérique ?
En 1990, je vois les premiers montages numériques et ça fait tilt. C’était également l’époque des premiers balbutiements de la 3D. Avec l’aide d’un ingénieur, je découvre Photoshop, un logiciel de traitement d’images alors surtout utilisé dans la presse. Et j’achète mon premier Mac, 400 Méga de disque dur - c’était ridicule, mais c’est lui que j’ai utilisé pour Les visiteurs (1993) !
J’ai fait mon premier matte numérique sur un film de Gérard Jugnot, Une époque formidable (1991). C’était peut-être le premier en France, on le voit à peine deux secondes, sur un décor de nuit. Ensuite, on m’a contacté pour Les visiteurs et j’ai proposé à Jean-Marie Poiré de réaliser les mattes (la château, la grotte, etc...) en numérique. J’avais investi 250000 francs et tout le monde me disait que j’avais foutu mon argent en l’air. « Le numérique, ça ne marchera jamais ». Quand on pense que c’était en 1991, il y a à peine une douzaine d’années !
Les visiteurs ayant atteint 18 millions d’entrées, les gens ont commencé à prendre au sérieux les effets numériques. A partir de ce film, j’ai arrêté de faire de la pub et bricoler des photos pour ne faire que du cinéma. La cité des enfants perdus (1995) a été un tournant pour moi. Même s’il n’a pas marché en France, le film est une référence en termes de décor. C‘est grâce à lui qu’avec Caro et Jeunet, on a fait Alien, la résurrection (1997), à Hollywood. Le studio avait demandé la même équipe artistique.

Par la suite, êtes-vous revenu aux mattes traditionnels ?
Jamais. Mais le cinéma américain a continué à les utiliser quelques temps. Ils avaient toujours le matériel, les techniciens en nombre. Par exemple, Coppola avait demandé expressément que les mattes de son Dracula (1992) soient exécutés de façon traditionnelle - et d’ailleurs le film est sublime sur le plan plastique. Par contre, l’incrustation se faisait en numérique. Progressivement, ils ont travaillé directement sur ordinateur, scannant et mélangeant avec des photos.

Pour quelqu’un qui a reçu une formation artistique classique, comment se passe le passage du dessin à la main à celui sur clavier ?
Dans mon cas, au forceps. Quand j’ai acheté mon ordinateur pour Une équipe formidable, j’ai dit à Jugnot « Ton matte sera prêt dans quinze jours ». J’ai bossé jour et nuit, non stop, j’ai appris tout seul à retoucher une image, à la reconstituer.
Grâce à l’acquis d’une dizaine d’années de bidouillage et de bricolage sur les plateaux, le travail sur un logiciel comme Photoshop m’a paru naturel. Je faisais la même démarche mentalement quand je construisais des FX, sur un studio, en direct, en réel avec des miroirs semi-aluminés.
Je connaissais la lumière pour avoir fait de la peinture hyperréaliste, puis j’avais appris comment on fait de la lumière en photo et au cinéma, les types de projecteurs...Comment fonctionne une caméra, l’optique... Tous ces apports ont formé mon travail et ma réputation (rires).

Quelle est la demande quand on fait appel à vous ? Quelles contraintes vous donne-t-on ?
Dans la plupart des cas, on me dit simplement : « J’ai deux personnages sur un fond bleu, crée-moi un décor autour ». Et c’est tout. Je dois chercher les visuels, placer les éléments dans l’image, inventer...c’est de la création d’images. La contrainte, c’est qu’elles ne se voient pas. Mes mattes doivent s’intégrer au film en tenant compte de la direction artistique du film, j’étudie les séquences, le décor, la lumière. Pour Alien, en dehors de la collaboration avec Caro et Jeunet, j’ai beaucoup travaillé avec le chef opérateur, Darius Khondji. Si je dessinais entièrement un espace, je tenais à savoir comment lui l’aurait éclairé.

Vous arrive-t-il encore de dessiner à la main ?
Je fais toujours des croquis à la main, mais il m’arrive d’aller directement sur l’ordinateur. Soit je dessine, soit je fais de la 3D tout en essayant de gommer l’effet 3D. Même si je dois inventer un décor irréel ou onirique, je me base toujours sur la réalité, quitte à en garder très peu de choses. Pour La Cité des enfants perdus, j’ai visité des ports jusqu’au Danemark. Pour chacun, j’étudiais l’implantation, les volumes. Avant de commencer Blueberry, j’ai sillonné le Grand Canyon en 4/4 en prenant d’innombrables photos.
Pour Le petit Poucet, les références se situaient en peinture, et là, j’étais très heureux. Le film a une réelle volonté artistique, ce qui est rare dans le cinéma français. Olivier Dahan voulait un coté très illustratif, que l’on sente les coups de pinceaux sur le décor. Il m’a laissé assez libre, ce fut pour moi une belle expérience.

Combien de temps consacrez-vous à un matte ?
C’est difficile à évaluer. Sur La cité..., j’ai fait une quinzaine de matte sur une période de 8 mois, mais en travaillant parallèlement pour d’autres films. Et en général, je prends un long temps de réflexion. Aujourd’hui, les machines sont plus rapides, je fais en moyenne une cinquantaine de mattes par an.

Comment êtes-vous crédité au générique ?
Matte-painter, tout simplement. Sur Le petit Poucet (2001), j’ai eu le titre de décorateur numérique, vu le nombre très important de mattes : 46 !

Après Alien, n’avez-vous pas été tenté de travailler sur d’autres projets américains ?
Après La cité et Alien, j’ai effectivement eu des propositions, comme ce film ou Robin Williams se promène dans des tableaux, Au-delà de nos rêves (1998). Et j’ai eu entre les mains quelques séquences storyboardées d’un certain Matrix (1999)...mais cela ne s’est malheureusement pas concrétisé.
Pour travailler aux USA, il aurait fallu que je m’installer là-bas et les matte-painters y sont nombreux. En France, j’ai été longtemps le seul. A présent, il y a des gens qui font le même type de travail, mais au sein de boîtes d’effets spéciaux et de post-production.

Pour vous, la technologie numérique a-t-elle une incidence sur l’image ? Y a-t-il un style numérique ?
Tout dépend de la direction artistique, mais c’est évident qu’il y a une mode. Deux ou trois films ont fait des ravages, comme Matrix. Le cinéma et la pub reprennent sans arrêt ce look : les tons gris métallisé, les couleurs délavées, les noirs très contrastés. Une catastrophe à long terme.
Sans parler des films tournés en DV, leur qualité d’image est médiocre. Les valeurs de gris sont très réduites par rapport à celles que permet un négatif. Sur ce point, le numérique n’a rien apporté de très concluant, du moins à l’heure actuelle. Quand on compare avec une belle image 35mm et Cinémascope, comme celle de Bon Voyage (2000)...

Le numérique encourage-t-il les cinéastes à affirmer une volonté esthétique, plus manifeste qu’auparavant ?
Je n’en suis pas sur. Disons qu’en termes d’imagination, il n’y a plus d’autocensure. Avant, on disait : « C’est impossible à faire, il faut penser autrement ». Maintenant, dans une certaine mesure - on reste loin derrière les budgets américains - on se donne les moyens.
Le numérique a facilité le retour d’un certain spectacle. Il y a en France un cinéma qui n’existait plus avant, même si la majeure partie du cinéma français reste auteuriste, avec peu d’effets visuels ou spectaculaires. Entre parenthèses, les anglo-saxons savent vous donner les deux : du spectacle et de quoi réfléchir, voyez Blade runner (1982) ou Brazil (1989). Pour revenir au numérique, c’est un outil formidable. Ce qui me plait avec Amélie Poulain (2001), c’est que le film raconte une simple histoire d’amour tout en étant une œuvre très graphique. On a pu retoucher les décors extérieurs : "nettoyer" les façades, les voitures dans les rues, supprimer les pubs...il y a un énorme travail qui ne se voit pas.

C’est un outil précieux également pour les films d’époque ?
Bien sur. Prenez les reconstitutions du Paris de 1940 dans Bon voyage ou celui de 1910 pendant les grandes inondations dans le prochain film de Jeunet ! (Un long dimanche de fiançailles, ndlr) Il y a dix ans, ces films étaient impensables.
Aujourd’hui, on peut les réaliser à moindre coût. Quand on voit Paris dans les vieux films de cap et d’épée, c’est toujours filmé dans les rues de Senlis ou Perouse en Italie ! Le décor peut revenir à des choses plus ambitieuses, et un matte est forcément moins cher qu’un grand décor construit pour une séquence rapide, parfois même un seul plan. On peut même faire plusieurs cadrages avec un même matte.

Les décorateurs ne se sentent-ils pas un peu démunis par rapport à ce nouvel outil qu’en théorie, ils ne maîtrisent pas ?
C’était le cas au début. Une peur – naturelle - que le numérique n’envahisse tout. C’est faux, même s’il progresse, on ne fera jamais tout en numérique. C’est un outil de plus, mais un outil qui permet d’aller très loin. On aura toujours besoin de chefs décorateurs, de chef-opérateurs, de même que les acteurs et les réalisateurs n’aiment pas travailler uniquement devant des fonds bleus....

Pensez-vous que la contribution d’un matte-painter est aujourd’hui sous-estimée ?
On ne le connait pas, en dehors d’une jeunesse branchée sur le cinéma fantastique et les effets spéciaux. Quand je parle de mon métier, j’entend parfois des réactions : « Ah, c’est comme ça ? Quel dommage, j’aurais préféré ne pas savoir... ». Il y a une part de magie qui est détruite. Aujourd’hui, avec cette tendance à tout montrer, tout expliquer, les bonus des DVD qui montrent les coulisses, le cinéma est démystifié aux yeux des spectateurs.

Quels sont vos meilleurs souvenirs de travail ?
Alien et La cité des enfants perdus. Mais seulement après coup, en voyant les films et les images fortes qui me restent.
J’ai un beau souvenir de cinéma, à Rome. J’ai toujours été un fou des films de Fellini, je me trouvais par hasard sur un plateau voisin du tournage de La voce della luna (1990). Pas question de rater « il maestro » ! Je me suis approché et un assistant m’a ordonné d’entrer dans le champ. J’aurai donc été figurant pour Fellini.

Entretien réalisé chez Jean-Marie Vivès à Paris, le 04.09.2003 par A. Tsékénis

* Glass-painting : peinture sur verre, trucage est réalisé en direct, à la prise de vue. Un élément de décor dessiné sur une plaque de verre est placé devant la caméra.


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