Par CLÉMENT GHYS pour Liberation Next
De plus en plus, le monde du luxe fait appel à des cinéastes pour imaginer des mini-fictions publicitaires. Décryptage d’un exercice qui abolit les frontières entre création et marketing.
Venise, le 30 août dernier, était présenté en pleine Mostra un court-métrage, It’s Getting Late, de l’Iranienne Massy Tadjedin, suivant une poignée de femmes (mère au foyer, metteur en scène, blogueuse) pendant une journée à Los Angeles. Elles se préparent pour une soirée, enfilent des robes, chaussent des hauts talons… L’accent sur les vêtements n’est pas anecdotique : ce film de huit minutes est le quatrième d’une série de courts-métrages, Women’s Tales, intégralement financés par la marque italienne Miu Miu. Au Festival de Cannes en mai, c’est la griffe Prada, du même groupe, qui avait présenté A Therapy, quelques minutes réalisées par Roman Polanski, dans lequel un analyste, Ben Kingsley, était plus intéressé par le manteau de fourrure de sa patiente, Helena Bonham Carter, que par ses problèmes d’égo. Une « espèce d’anti-publicité pour Prada » selon le cinéaste.
The Power Room de Zoe Cassavetes pour Miu MiuSi le terme d’« anti-publicité » est exagéré, il est le signe d’un élément nouveau : les marques de luxe produisent aujourd’hui des films, des mini-fictions qui s’insèrent dans leur contenu de marque (voir encadré ci-après). Ainsi, Dior a produit une série de courts-métrages, Lady Dior, et fait appel à David Lynch, Olivier Dahan ou plus récemment John Cameron Mitchell. En plus d’organiser une exposition consacrée au cinéma à New York, Persol a demandé à huit vidéastes de signer des œuvres évoquant les étapes de la fabrication d’une paire de lunettes. Martin Scorsese et Nicholas Winding Refn ont respectivement signé des publicités pour Chanel et Gucci. Les petites marques s’y mettent aussi. A l’image d’Each Other, collectif parisien entre art et mode, qui vient de produire un court-métrage de l’écrivain-artiste hype Thomas Lélu. Le cinéma serait-il devenu le navire-amiral de la communication, rendant caduque le traditionnel placement de produit, ou l’habillage gratis des parterres de starlettes ?
De la modification du territoire du luxe
« La question qu’il faut se poser avant tout est celle-ci : “ Quel est le visage d’une marque moderne ?”, s’interroge Jean-Michel Bertrand, professeur d’esthétique aux Arts décos à Paris et spécialiste de stratégie de marque à l’IFM. Ce n’est plus simplement une étiquette. Il faut rayonner, mettre en scène des mini-récits. Aujourd’hui, une marque a des valeurs qui la définissent. » Chanel représenterait donc la liberté, Louis Vuitton, le voyage, Dior, la femme du monde… L’enjeu est de trouver des supports nouveaux pour des thèmes usés jusqu’à l’os. Selon Jean-Michel Bertrand, « les marques s’annexent des territoires d’expression, des zones culturelles ». Après l’art contemporain ou la musique, pourquoi le cinéma (d’auteur, qui plus est) ? Au-delà des traditionnels allers-retours esthétiques entre les deux univers, il voit là « un signe de la modification du luxe. Avant, c’était une façon d’être, une attitude. Aujourd’hui, c’est une industrie ». En produisant des fictions, les marques feraient oublier cette marchandisation et tendraient vers le prestige du cinéma : « Alors même qu’elles se positionnent sur des marchés de masse, les griffes donnent l’illusion de la rareté. Moins les produits sont rares, plus le sentiment d’exception doit se mettre en scène. »
Cibler des cinéastes par affinité
Dans l’univers très feutré des stratèges de communication, l’on ne parle ni de coûts, ni de retour sur investissement. Et l’on explique à peine les choix des cinéastes invités, évoquant des « affinités », des « amitiés », des « rencontres ». Pour l’Américain John Cameron Mitchell, auteur du célèbre Shortbus et réalisateur de quelques films pour Dior, dont l’un, L.A.dy Dior, très drôle, décrivant la futilité du mélange entre mode et star-system (tiens donc…) c’est l’égérie maison Marion Cotillard qui a fait le lien : « On s’était rencontrés au festival de Deauville il y a longtemps. Elle a demandé à Dior de faire appel à moi. »
Même topo, dans une dimension différente, pour Ottavia Palomba de Each Other : « On aime le travail de Thomas Lélu, on l’a exposé. Il a fait des T-shirts et sweat-shirts pour nous. Tout s’est fait dans la continuité. Faire un court-métrage de fiction avec lui était logique. » Les décisions ne se font pourtant pas au hasard. Ainsi, Max Brun, de Hi ! Productions qui a travaillé entre autres, pour Prada et Miu Miu, fait « une recension des cinéastes en vogue, regarde leur expérience, leur potentiel, leur intérêt, et la manière dont ils peuvent s’insérer dans l’approche de la marque ».
Polanski, Yi Zhou… en toute liberté
Mais, alors que l’on donne à ces cinéastes les « clés » du message de la griffe, sont-ils libres d’en faire à leur guise ? Max Brun estime que chaque griffe a sa propre approche, « mais évidemment le produit doit être mis en scène de manière importante ». Pourtant, dans un communiqué de presse en mai, Roman Polanksi louait la « liberté absolue » dont il avait joui en collaborant avec Prada. Quant à la plasticienne chinoise Yi Zhou qui a participé à l’opération 8 Days de Persol, elle dit avoir travaillé dans « une autonomie totale ». L’idée de cette vidéo, consacrée à la bipolarité, ayant germé chez elle avant même la proposition de Persol : « J’avais carte blanche, quasiment sans cahier des charges. On m’a même dit qu’il n’y avait pas besoin de montrer les produits. » Pour L.A.dy Dior, Robert Lussier, directeur artistique de Christian Dior Parfums, a suggéré à John Cameron Mitchell de faire le pastiche d’un film de Richard Avedon pour la marque japonaise Jun Ropé avec Lauren Hutton, parodiant un shooting de mode : « Je l’ai remis à jour, allongé. Pendant le montage, il y a eu beaucoup d’échanges entre Dior, Marion et moi. Ce qui est très rare pour ce type de projets où le réalisateur est souvent oublié. »
Chaque marque ayant ses propres valeurs, son propre cahier des charges, il est évident que les films diffèrent, formant un ensemble disparate. Dans le court-métrage de Thomas Lélu pour Each Other, qui suit un couple (Jérémie Elkaïm et Lou Lesage) aux Buttes-Chaumont, la collection est à peine mise en scène : « Ce n’est pas un lookbook animé. » La série Women’s Tales de Miu Miu se situe également dans l’évocation. Pourtant, Jean-Michel Bertrand reste sceptique sur l’indépendance cinématographique de certaines productions : « Le produit est toujours là. Il y a beaucoup de placement de lunettes, d’accessoires etc. La griffe ne s’efface jamais. » Et prend un exemple inverse, un court film réalisé par Zoé Cassavetes pour les sacs Lamarthe, avec Elettra Rossellini (la fille d’Isabella, rien que ça), « un modèle, une microfiction godardienne qui s’insère à merveille avec le discours de la griffe, sans ironie aucune ».
Quand l’ironie surpasse la critique
C’est justement cette distance, ce second degré, qui sert souvent de matrice. Roman Polanski le reconnaissait lui-même à Cannes : « C’est rafraîchissant de savoir qu’il existe encore des endroits qui laissent la place à l’ironie. » Selon Jean-Michel Bertrand, « ces films jouent avec des archétypes. Les clichés sont apparents. On n’est pas dans la Haute Couture mais dans la grosse couture. Tout est très beau, raffiné, mais on est dans la parodie. Pour Dior, même David Lynch se caricature lui-même ». Derrière leur intérêt plastique, certaines de ces œuvres se cantonneraient à une relecture de codes déjà établis, ceux de la marque comme ceux du cinéaste, et ne feraient pas de l’inventivité un élément déclencheur. D’autant plus qu’en revendiquant une telle ironie, marques et cinéastes se soustraient au discours critique, pourtant nécessaire à toute production culturelle.
Un défi commercial destiné aux internautes
Si les groupes de luxe profitent allègrement du prestige du septième art, communiquant sur leur statut de mécènes modernes, les cinéastes se frottent à quelque chose d’inédit, en plus d’encaisser un gros chèque. Selon Yi Zhou, « cela permet aux artistes d’explorer leur créativité dans le cadre de contraintes ». John Cameron Mitchell voit aussi dans ce type de partenariat « un défi incroyable de contrebalancer la créativité avec une dimension commerciale, un moyen d’expérimenter des nouveaux outils, les longs métrages étant plus rares, compliqués et longs ». Pour la cinéphilie hardcore, on repassera. La question capitale de ces stratégies de communication est celle du public visé. Pas forcément les acheteurs, ces productions étant trop hybrides et le message tellement brouillé. Étant diffusées sur le net, elles s’adressent d’abord aux internautes, prouvant le positionnement de la marque sur la toile et sur un public plus jeune. Jean-Michel Bertrand estime que, « sur le marché très concurrentiel de l’attention, plusieurs choix peuvent se faire. Soit on fait comme Dior en visant un public très large. Soit on établit une construction plus minutieuse, ciblant quelques happy few ». C’est le cas de Each Other où est évoquée la notion très floue de communauté créative, cet ensemble de personnes prescriptrices : « Les journalistes et les acheteurs sont excités par un court-métrage. Mais il y a aussi un cercle plus élargi. Quand on fait un événement, ça rameute beaucoup de monde : plasticiens, galeristes, branchés… »
Beauty’s in the details de Yi Zhou pour Persol. La campagne la plus originale sur la question est sans aucun doute Persol avec ses films 8 Days et son exposition. Un ensemble visuellement fort mais abscons, les vidéos étant elles-mêmes denses et obscures. Jean-Michel Bertrand voit dans cette opération « une machine très complexe, qui rappelle les liens entre la marque et le cinéma, son soutien à la Mostra. Mais une opération mentale est nécessaire, il faut lier la qualité des vidéos à la qualité des lunettes, évoquer l’exposition à New York dans un musée, le MOMI, qui n’est pas un lieu d’envergure. Cette opération est tellement singulière qu’elle ne s’adresse qu’aux journalistes, aux leaders d’opinion » qui vont relayer l’information. Et donc, le nom de la marque.
Vers une production griffée ?
Impossible de connaître l’impact, ou même la diffusion, de cette forme hybdride entre cinéma et publicité. La longueur de ces films (une quinzaine de minutes en moyenne), s’oppose à la consommation, très rapide, de contenus sur le net. Par ailleurs, le modèle n’est encore que balbutiant, les courts-métrages se cherchant une identité. John Cameron Mitchell regrette « le manque d’expérimentation, espérant une liberté d’action qui permettrait aux œuvres de passer l’épreuve du temps » et aimerait que la mode « agisse comme un système de mécénat du cinéma ».
Quoi qu’il en soit, ces images, « nouvelles » dans leur fabrication plus que dans leur résultat, représentent une évolution récente (et probablement contestable) du cinéma, une désacralisation du médium et un bouleversement de la notion d’auteur. Comme l’estime Roman Polanski, lui-même briscard du ciné : « Se frotter à la mode (…) est à la fois fascinant et assez dérangeant. Mais c’est quelque chose que l’on ne peut pas ignorer. » En somme, pour ces cinéastes, mieux vaut être dans le sens du vent. En faisant un peu de business-fiction, on peut imaginer, dans quelques années, la sortie en salles d’un film intégralement produit par une marque de luxe. Un long métrage qui serait « présenté » par Gucci, Dior ou Prada, entreprises qui combineraient les rôles de griffes, médias et sociétés de production. Après tout, en 2009, la créatrice Silvia Fendi n’a-t-elle pas personnellement financé une partie du film Amore de Luca Guadagnino avec Tilda Swinton ? Et le groupe Chanel n’a-t-il pas soutenu le film Coco & Igor de Jan Kounen la même année ? Le producteur Max Brun souligne, avec une franchise à faire pâlir les cinéphiles, que la fiction « offre des solutions artistiques aux défis commerciaux d’aujourd’hui et joue un rôle-clé dans un monde moderne dominé par le marketing viral ». Et conclut : « Grosso modo, le cinéma et la mode vendent des images. »