Rompre ce principe essentiel à l’exception culturelle française, comme le propose une société de réalisateurs et de producteurs pour faire face au piratage, fera le jeu des plus puissants, au détriment des auteurs indépendants et des créateurs les plus fragiles. notre logo d’illuistration :“ Nuit #1”, de la Québécoise Anne Emond, sorti sur Dailymotion 48h avant la sortie en salles. -
Dimanche 18 novembre, le jury du Festival de Rome attribue son grand prix au film Marfa Girl de Larry Clark. Le film est immédiatement diffusé dans le monde entier. Son réalisateur, figure du cinéma indépendant états-unien, a en effet décidé de le rendre accessible directement sur Internet, pour la somme de 5,99 dollars (4,65 euros), expliquant son choix par la volonté de ne pas entrer dans un système, celui de la distribution en salles, dominé les grandes puissances industrielles, et résumé d’un retentissant « Fuck Hollywood ». Mais il n’est pas certain que ce soit Hollywood le plus menacé dans l’affaire.
Dans l’esprit sinon dans le droit, la mise en ligne du film de Larry Clark est un nouvel accroc au tissu réglementaire qui, en France, organise l’accès des publics aux films. Ce qui suppose pour commencer qu’il existe quelque chose de particulier qu’on nomme « film ». C’est le cas dans ce pays, où les productions audiovisuelles relevant du cinéma sont enregistrées séparément des autres par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), et font l’objet d’aides et de contraintes spécifiques. Ce qui est loin d’être le cas partout.
La « chronologie des médias », joli nom de ce dispositif réglementaire, dispose qu’un film de cinéma doit d’abord sortir dans une salle de cinéma. Les autres modes de diffusion sont ensuite échelonnées sur une échelle de temps qui doit permettre à chacun de bénéficier d’une fenêtre d’exploitation privilégiée avant de subir la concurrence de la suivante : 4 mois après la salle pour le DVD et la VOD, 10 mois pour une diffusion cryptée (Canal +), 22 mois pour une chaine en clair coproductrice, 30 mois pour les autres chaines en clair, 36 mois pour un service de vidéo en ligne par abonnement.
Ce système rigide, pilier de l’organisation de la vitalité du cinéma en France cogérée par les pouvoirs publics et les professionnels, est évidemment en danger d’être débordée par l’extrême fluidité de circulation des films que permet Internet. Le piratage n’aura sans doute été à cet égard que l’avant-garde sauvage d’effets encore plus massifs dont sont porteuses les technologies numériques.
Derrière les brèches ouvertes par de sympathiques marginaux, les puissants
Comme il est devenu fréquent, Internet fait converger les intérêts apparemment antagonistes des marginaux, qui de toute façon jouent en dehors des clous, et des acteurs les plus puissants, qui tirent toujours les plus gros marrons du feu des concentrations. Outre le coup de force de Larry Clark, on en a eu un nouvel exemple en France cet automne, avec la sortie les 31 octobre et 7 novembre par deux petites sociétés de distribution, Damned et Fondivina, de deux films d’auteur plutôt confidentiels, Les Paradis artificiels du Brésilien Marcos Bravo et Nuit #1 de la Québécoise Anne Emond.
48 heures avant chaque sortie, les films ont été mis en ligne sur Dailymotion par une société spécialisée dans la diffusion des films sur Internet, Eye on Films. Aussitôt après la première mise en ligne, la plupart des salles ayant prévu de montrer Les Paradis artificiels le déprogrammaient : les exploitants voient évidemment d’un très mauvais œil cette rupture dans la chronologie des médias, qui garantissait à la salle à la fois la primeur des films et sa valorisation symbolique comme lieu de définition même de ce qui caractérise un film.
Mais les exploitants ne sont pas seuls à dénoncer une tactique bien connue, qui surfe sur la sympathie éveillée par des films ne disposant pas de gros moyens promotionnels pour ouvrir des brèches dans lesquelles tous, mais d’abord les plus puissants, s’engouffreront.
L’initiative des deux petits distributeurs s’inscrit en effet dans un processus lourd. Dans le cadre de sa campagne ultra-libérale, l’Union européenne, qui ne cesse de chercher des noises aux systèmes d’aide au cinéma (pas seulement français), a impulsé en mars 2012 un programme d’expérimentation torpillant la chronologie des médias.
Une des plus puissantes organisations corporatistes du cinéma français, l’ARP (Société civile Auteurs-réalisateurs-producteurs) a pris fait et cause pour cette expérimentation, et mis en place un dispositif baptisé TIDE (Transversal International Distribution in Europe) afin de la mettre en pratique. Ce qui lui a valu la rondelette somme de 800.000€ offerts par Bruxelles.
Ghettoïser en excluant les petits des grands écrans
L’ARP a immédiatement soutenu l’opération Eye on Films, se faisant in petto l’attaché de presse des films et décidant de projeter Les Paradis artificiels dans sa propre salle, le Cinéma des cinéastes, après son éviction de nombreux écrans.
Aux côtés des exploitants, nombre d’autres organisations professionnelles (sociétés de réalisateurs, de producteurs, de distributeurs, associations de défense de la diversité du cinéma) se sont mobilisées pour déclarer leur opposition à une déstabilisation du système. Dans une réponse datée du 26 novembre adressé aux syndicats de producteurs, les Auteurs-Réalisateurs-Producteurs, pourtant bien connus pour avoir souvent défendu avec la dernière énergie les dispositifs réglementaires existants, se présentent en audacieux modernistes décidés cette fois à aller de l’avant aux côtés des nouvelles technologies.
Affirmant trouver « stimulant que la quasi-unanimité de la profession cherche à nous dissuader de persister dans cette voie », l’ARP affirme bravement que « c’est peut-être parce que nous sommes cinéastes que nous n’avons pas peur du mouvement ». Sympa pour les autres…
Le reste de l’argumentaire est pourtant moins flamboyant : cet accroc à la chronologie, les gens de l’ARP veulent en faire bénéficier les « petits films mal financés, mal armés pour la salle ». C’est-à-dire les ghettoïser encore plus, en achevant de les exclure des grands écrans, leur seule chance d’exister à part entière dans l’univers du cinéma. Privés de l’accès à la salle, ces « œuvres fragiles qui sortent en petite combinaison » selon la délicate formule de l’ARP, cesseront tout bonnement d’exister à court terme. Au même moment, voici qu’est fort à propos mise en circulation une étude de deux chercheurs, un Allemand et un Danois, tendant à démontrer que la fermeture de Megaupload le 19 janvier 2012 a eu des effets négatifs sur le box-office des petits films sans affecter les bénéfices des majors.
Une cassure inédite dans l’organisation de défense du cinéma en France
Quels films ? Quel box-office et dans quels pays, lorsqu’on sait que pour l’essentiel, les mêmes « petits films » ne sortent plus du tout en salles dans le monde anglo-saxon ? Simultanément, la disparition du principe de la chronologie des médias aura pour effet d’ouvrir grand la porte à des acteurs infiniment plus puissants, au premier rang desquelles la première plate-forme de cinéma à la demande, Netflix, qui a entrepris de s’implanter en Europe, suivi de son rival Amazon.
L’ARP se pose aujourd’hui en moderniste, on comprend que ses animateurs, qui sont essentiellement les réalisateurs français les plus commerciaux, ambitionnent de s’installer dans le sillage des gros porteurs de la commercialisation en ligne, tout en finissant d’éliminer des salles les « œuvres fragiles » qui ont déjà bien du mal à y accéder.
C’est toutefois la première fois que cette organisation abandonne le camp des défenseurs des dispositifs de l’exception culturelle (qu’elle défend simultanément sur d’autres dossiers), créant une cassure inédite dans l’organisation de défense du cinéma en France.
Le sujet est l’un des principaux enjeux de la Mission Culture-Acte 2 confiée par Aurélie Filipetti à Pierre Lescure sur l’ensemble des transformations de la politique culturelle sous l’influence du numérique. Dans un rapport d’étape remis le 6 décembre, la commission note que si « une refonte radicale de la chronologie des médias constituerait peut-être la meilleure réponse aux attentes des internautes en matière de VàD », une telle initiative remettrait en cause tout l’équilibre du système.
A l’évidence, l’organisation de la chronologie des médias est remise en cause par les nouveaux modes de diffusion. Mais avec l’étrange théâtre qui s’est mis en place chez les professionnels, on s’éloigne encore davantage de la nécessaire invention d’une réponse accompagnant le développement des technologies sans détruire les principes de l’action publique dans le secteur. Une action, faut-il le rappeler, dont la raison d’être n’est pas d’enrichir davantage les acteurs français les plus puissants et de débarrasser le marché des plus faibles, mais tout au contraire de contrebalancer les déséquilibres engendrés par ce seul marché, et les usages spécifiques qu’il fait des innovations technologiques.