Deux films présentés cette année au Festival de Cannes, Alpha de Julia Ducournau et Dossier 137 de Dominik Moll, ont pour cheffe décoratrice Emmanuelle Duplay. De retour du festival, elle nous raconte les décors de ces deux films qui sortiront en salles respectivement le 20 août et le 19 novembre.
Alpha et Dossier 137 faisaient partie de la compétition officielle. Quel sentiment cela fait d’aller au festival de Cannes ?
C’est toujours exaltant, j’y vais régulièrement, l’année dernière pour Emilia Perez et l’année d’avant pour Anatomie d’une chute.
Les techniciens des films sont-ils invités ?
Généralement non, mais j’ai toujours la volonté d’accompagner le réalisateur et le film. Ce sont toujours de belles projections et c’est super intéressant de voir la réaction du public, même si celui de Cannes est assez spécifique.
Les deux films que vous avez accompagnés sont radicalement opposés.
Oui, le film de Dominik est dans un réalisme revendiqué, celui de Julia beaucoup plus stylisé. J’ai commencé sur la préparation de Dossier 137 au début de l’année 2024 puis enchaîné avec Alpha au printemps, puis de retour à nouveau sur le film de Dominik qui avait été préparé très en amont. Nous avions fait les repérages en mars-avril, alors que l’on tournait en octobre.
Au contraire, Alpha s’est fait rapidement, dans une sorte d’urgence. C’était assez fou, et très intéressant, d’enchainer ces deux projets totalement opposés, aussi bien dans la narration que dans l’image, la direction artistique .
Dossier 137 raconte l'enquête sur un jeune homme blessé lors d'une manifestation liée au gilets jaunes. Après Des nouvelles de la planète Mars et Seules les bêtes, c'est votre 3ème collaboration avec Dominik Moll.
Oui, cela facilite le travail. Dominik est quelqu’un de très précis, très attaché aux détails, qui réfléchit en profondeur à tous les aspects du film.
Comment avez-vous réconstiué les bureaux de l’IGPN ?
Avec le budget dont nous disposions, c’était un vrai challenge. Le décor – plusieurs bureaux, un couloir en angle- a été construit sur un plateau de bureaux entièrement vide. Avec Iris Morlat, ma 1ère assistante, nous avons fait appel à une société d’installation de cloisons mobiles pour être encore plus réaliste (et moins cher). Il fallait imaginer ce décor très en amont - c’était la période des Jeux Olympiques - pour trouver une société disponible qui intervienne au mois d’octobre. Nous avions des références précises de ce que nous avions envie de reproduire. Comme il le fait pour chaque sujet sur lequel il travaille, Dominik avait passé pas mal de temps dans les bureaux parisiens de l’IGPN.
Les lieux sont traités de manière minimaliste.
Oui, tout l’IGPN est blanc, mais un blanc patiné. On a essayé toutes sortes de blancs, deux jours entiers d’essais qu’on a montré au chef opérateur Patrick Ghiringuelli et à Dominik. Le long des fenêtres, j’ai ajouté une épaisseur de placard sur toute la longueur, pour créer une horizontalité qui structurait le couloir et permettait de poser des objets. Il y a eu aussi un gros travail de régie d’extérieur, fait par Julien Joanny, pour fournir tout le matériel technique, les téléphones, les ordinateurs.
Quelques mots sur l’appartement de Léa Drucker, l'enquêtrice à l'IGPN ?
C’est un appartement à Montreuil que l’on entièrement remeublé, et en partie repeint. On s’est demandé comment vivait le personnage de Léa, une femme flic de quarante ans, rigoureuse, quel était son standing. Les policiers de l’IGPN ont des salaires modestes, d’où le parallèle avec les gilets jaunes. Dominik connaissait une femme qui travaillait à l’IGPN, alors avec Cécile Hurlé, l’ensemblière, nous aurions adoré voir son appartement ! Nous l’avons rencontrée, mais finalement sans pouvoir aller chez elle.
Une partie du film est situé à Saint-Dizier, curieusement deux autres films présentés cette année à Cannes ont été tournés là-bas : Partir un jour d’Amélie Bonnin et Météors d’Hubert Charuel.
On a effectivement tourné sur place, par exemple le rond-point occupé par les gilets jaunes dont on a installé avec le campement. Saint-Dizier, c’est l’origine des glaces Miko, la ville en est très fière, ça été son heure de gloire. L’usine est devenue un complexe de cinémas mais il y a toujours la grande tour avec l’inscription Miko. Aujourd’hui, Saint-Dizier est connu pour sa base militaire et ses avions Rafales. On aurait bien posé une sculpture de Rafale au milieu du rond-point - à la manière des sculptures de ronds-points - mais cela nous revenait trop cher, même en VFX. Alors Dominik a dit : « Faisons une tour Miko », on l’a construite avec des palettes.
Dominik Moll a-t-il suivi la fabrication des décors ?
Dominik tenait à répéter sur place, nous avons positionné chaque bureau, chaque ordinateur avec lui. Tous les bureaux ont d’ailleurs été construits sur mesure, toujours en dialogue avec lui mais aussi avec Léa Drucker, selon la façon dont elle serait assise, et la position de son ordinateur sur son bureau. Un travail d’une grande précision. Il y a eu un gros travail d’infographie, fait par Antoine Pépin, sur la typographie des messages, les procès-verbaux, les images vues sur les ordinateurs, les caméras de surveillance…Dominik suit tout cela de très près, car le rythme du film y était extrêmement lié.
On change d'univers avec Alpha, une adolescente atteinte d'un mal étrange. Ce film est votre première collaboration avec Julia Ducournau, comment l’avez-vous rencontrée ?
Comme souvent, par la directrice de production Aude Cathelin qui a proposé plusieurs noms à Julia. Je ne la connaissais pas, j’ai lu le scénario du film et nous nous sommes rencontrés. Elle m’a parlé du scénario de manière tellement précise, tellement créative, et surtout de manière très visuelle, avec des images que je n’avais d’ailleurs pas imaginé à la lecture. Chaque scène contenait son propre enjeu visuel et elle savait exactement comment la tourner.
Ou a été tourné le film ?
Entièrement au Havre, excepté les séquences à l'hôpital, tournées à Longjumeau. Julia préfère toujours tourner en province. Toute la déco s’est installée au Havre, ça a été vraiment une expérience géniale de tourner dans cette ville formidable. Quand je suis arrivée sur le projet, les repérages avait un peu démarré, le décor de la cité (ou habitent les grands-parents de Alpha, ndlr) était déjà trouvé. Tout s’est fait très vite, y compris les choix de direction artistique. Je livrais systématiquement les décors en amont, quelques jours avant de tourner. Julia venait s’en imprégner, elle avait le temps d’y réfléchir et nous d’affiner.
Quelles étaient ses envies en termes de décor ?
On a parlé matières, couleurs. Julia aime les univers forts, contrastés et aussi beaucoup réfléchir aux couleurs. Je lui ai montré des dessins, des références pour que l’on s’accorde sur l’esprit général. C’est un film d’époque (1983 et 1992), avec Myrtille Bivaud, l’ensemblière, on aussi travaillé sur documentation .
Avez-vous une méthode de travail ?
Je commence systématiquement par dessiner en plan, à la main. Je suis architecte, c’est ma manière de réfléchir, quel que soit le film ou le projet. Sur Emilia Perez où l’on a quasiment tout construit en studio, j’ai tout dessiné à la main, sauf bien sur les plans de construction pure. Les seconds assistants reprennent mes plans, on fait des modélisations 3D avec SketchUp, cela permet de corriger les volumes. A partir de là, je fais des dessins à la main en noir et blanc que Léa Carbogno, graphiste, mets ensuite en couleurs.
Parlez-nous des deux décors d’appartements.
Les deux appartements ont nécessité un travail important. Celui d’Alpha, qiu vit seule avec sa mère, avait un gros cahier des charges pour rendre possible la mise en scène extrêmement précise de Julia. Nous avons totalement twisté l’appartement pour le rendre moins bourgeois, caché les cheminées, changé les sols, construit l’échafaudage en façade, celui par lequel Alpha s'échappe.
Le dialogue avec Ruben Impens, le chef opérateur historique de Julia, a été formidable. Le film se déroule sur deux époques, avec une LUT* différente pour les décors vus en 1983 et les mêmes quelques années plus tard. Pour la première époque, quand les personnages sont plus jeunes, la LUT a des tons chauds. Elle devient plus froide par la suite. On a suivi cette direction dans le choix des teintes des murs, pour aller dans le sens de la LUT .
Dans la Cité, chez les grands parents berbères d’Alpha, où se passe la scène du diner de l’Aïd, nous avons fait aussi pas mal d’interventions : création d’une cuisine et d’un couloir, toujours pour coller au plus près à la mise en scène de Julia.
Quand les personnages traversent la cité, à la fin du film, pour retourner chez les grands parents d’Alpha, le sol est recouvert de sable rouge. Le travail des VFX ?
Non, c'est l’équipe déco ! 35 tonnes de sable, un travail énorme pour recouvrir toute la cité. Seule la tempête de sable a été faite en postproduction. Au départ, j’ai essayé de convaincre Martial Vallanchon, chez Mac Guff, de s’en occuper. Mais il avait énormément d’effets à créer, il ne pouvait pas gérer cette partie en plus. D’ailleurs, ils ont fait avec Atelier 69 un travail formidable sur les corps en train de muter et se transformer en marbre .
Comment avez-vous choisi et géré le sable ?
Je l’avais déjà fait pour L’île rouge de Robin Campillo. La maison de la base militaire, censée être à Madagascar, a été en fait tournée près d’Orly. On avait couvert de sable la route, le jardin, partout autour de la maison. Sur Alpha, on a refait « des castings de sable » pour trouver la bonne épaisseur, la teinte juste. C’était une zone de parking, il a fallu tout faire enlever, les voitures, le mobilier urbain, les poubelles fixes… On a fait livrer du sable, encore du sable, et encore du sable… On l’a étalé à la main, au balai, à même le bitume, sauf sur les zones d’herbe que l’on a protégé par des bâches. Les enfants de la cité ont été ravis et nous ont filé un sacré coup de main !!!.
Et pour la remise en état ?
On a fait appel à des sociétés de nettoyage qui ont tout aspiré. La gestion a été compliquée car nous avions très peu de temps d’occupation, juste 3 jours pour ne pas gêner les habitants. Il fallait bien qu’ils puissent rentrer chez eux ou garer leur voiture ! On a eu de la chance. S’il avait plu, le sable aurait changé de teinte. Il n’y a eu pratiquement pas de pluie et très peu de vent, ce qui a permis au sable de rester en place .
Pour la scène du bar punk nous avons entièrement recouvert les murs de papier imprimés de graffitis phosphorescents, pour que cela réagisse à la lumière noire .
Une conclusion sur votre expérience de ces deux projets ?
Ce sont deux approches complètement différentes. Le film de Dominik est volontairement sans aucune séduction visuelle et très précisément documenté. Avec une forte rigueur intellectuelle et un ancrage dans la realité. Et celui de Julia totalement allégorique, irréaliste, presque lyrique visuellement. Toujours passionnant de pouvoir passer d’un univers à l’autre avec des personnalités aussi fortes que Julia Ducournau et Dominik Moll.
* LUT pour Look Up Table/Table de conversion des couleurs
Image de couverture : Dossier 137 ©Fanny de Gouville, Alpha © Mandarin