http://next.liberation.fr/cinema/2014/01/07/2014-annee-chaotique_971174 Alors que 2013 fut émaillée de polémiques et de dissensions, le cinéma français a rendez-vous avec une flopée de dossiers inflammables.
En 2013, la famille cinéma français s’est jeté tout le vaisselier à la figure en poussant des hurlements. Tout le monde s’est écharpé sur la question de l’adhésion ou non à la convention collective. Qui est « riche » ou « pauvre », de « gauche » ou de « droite », « vendu au système » ou « libre dans sa tête », les débats houleux révélaient partout des lignes de fractures nouvelles, des incompréhensions, des haines de classes, des rancœurs interprofessionnelles se sont exprimées. Un désordre indescriptible qui, en 2014, ne devrait pas se calmer.
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Dès aujourd’hui, René Bonnell y va de sa petite contribution au bain à remous et remet son rapport intitulé « Le financement de la production et de la distribution cinématographiques à l’heure du numérique ». Personne n’est censé l’avoir lu, surtout pas les nombreuses personnalités ayant été auditionnées. En annexe du rapport Bonnell, un autre rapport dit « Ferran » - même si la cinéaste Pascale Ferran réfute cette appellation nominative pour ce qui est le résultat d’un travail de groupe à 19 intervenants, producteurs, réalisateurs, techniciens - est attaché. Entre les deux rapports, il semble qu’il y ait de fortes incompatibilités de points de vue et un des membres auditionnés raconte que les divergences entre les individus étaient si spectaculaires qu’à un moment donné Bonnell, renonçant à trouver un consensus, s’est enfermé tout seul pour écrire ses propositions à titre personnel. On nous assure que ce ne sera pas mou et qu’il y aura de vifs débats. Le rapport est là de toute façon pour entériner le déficit chronique d’un secteur pourtant florissant et très encadré par les pouvoirs publics et pour anticiper des solutions face à la révolution en cours de l’intégralité du secteur des images (cinéma, télé, Net) avec le tout numérique. Libération a cherché à localiser quelques-uns des points chauds qui peuvent prendre feuen 2014.
La convention collective, Saison 2 L’interminable accouchement de la convention collective du cinéma français, en 2013, a laissé des traces. Après des mois de dures négociations entre syndicats de techniciens et de producteurs, le nouveau texte est entré en vigueur à l’automne, fixant les barèmes stricts de salaires pour l’ensemble des productions françaises, avec deux exceptions. D’une part, les films à moins de 3 millions d’euros de budget, qui peuvent bénéficier d’une dérogation dans les cinq ans à venir. Dans ce cadre, ces projets pourront être montés en minorant la masse salariale. Seconde exception, les films à très petits budgets, de moins d’un million d’euros, qui n’entrent pas dans le cadre de la convention, les salariés étant soumis au seul droit du travail. En marge de l’accord trouvé en octobre par tous les partenaires, l’ensemble de la profession dispose désormais de six mois pour trouver un accord sur ces films à petits budgets qui bénéficient de peu d’aides publiques.
Ce ne sera pas son seul chantier. Du côté des producteurs et distributeurs, la convention collective est assimilée à une certitude de voir les coûts des films augmenter. Brahim Chioua, directeur général de Wild Bunch, est direct : « Aujourd’hui, la convention collective va renchérir les coûts sans que personne ne sache comment diversifier des recettes, d’autant que les chaînes de télévision ont tendance à moins investir dans le cinéma. La hausse de la TVA qui touche Canal va nécessairement avoir un impact sur ses engagements. » Sylvie Pialat, productrice heureuse de l’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie, renchérit : « Je pense que la convention collective, dans les faits, c’est une tuerie à appliquer quand on sait comment se monte un film d’auteur. Sur le prochain film de Joachim Lafosse qui va se tourner au Maroc, j’estime déjà à 800 000 ou 1 million d’euros de surcoût l’application des nouveaux barèmes de salaires. »
Financements très Concentrés « Vite. » Le mot apparaît souligné en clôture du long préambule du rapport Ferran - que Libération s’est procuré -, voué à répondre à l’urgence de l’état du financement du cinéma d’auteur en France par un feu nourri de propositions. Le sinistre état des lieux reconduit la plupart des discours les plus alarmistes proférés depuis plus d’un an, tant par le fameux pamphlet de Vincent Maraval que par les tribunes de producteurs de films dits « de la diversité » sur un mode moins polémique, avec notamment le sous-financement chronique de la part la plus créative du cinéma français et le désinvestissement presque total des chaînes de télévision dans le renouvellement des talents : « On sort d’une année extrêmement inquiétante, résume Thomas Ordonneau, producteur et distributeur via sa société Shellac. On a le sentiment d’un mouvement inéluctable des richesses, pouvoirs, écrans, spectateurs et financements vers de moins en moins de films. Un mouvement plus ou moins accompagné par l’immobilisme des instances de régulation et des pouvoirs publics, comme si l’on voulait simplifier le marché, le réduire, au détriment de la production la plus fragile, qui se trouve être le laboratoire de la création. »
« Mais il faut pourtant arrêter de dire que le cinéma français est sous-financé, car le vrai problème réside dans le fait que l’argent est incroyablement mal réparti. Beaucoup des films récents qui font dire qu’il y a un cinéma d’auteur de qualité en France appartiennent à une économie dans un état de paupérisation extrême, précise Nicolas Anthomé, de Bathysphère productions et membre du collectif « du 109 » qui fédère de jeunes producteurs indépendants. Les premiers films ambitieux, ceux qui inventent des nouvelles formes, forment des techniciens, révèlent des talents, ceux-là peinent à rassembler des budgets dérisoires. » Pour inverser la tendance, le rapport Ferran suggère notamment une réforme du fonds de soutien, de l’avance sur recettes et du crédit d’impôt ; la renégociation de directives bruxelloises qui limitent le financement public des films en France à 60% (ce qui pénaliserait doublement les productions les plus pauvres, boudées par les investisseurs privés) ; une obligation de France Télévisions à investir dans des films soit à budget pondéré (ou « solidaire », comme le labellise le rapport), soit portés par de jeunes réalisateurs ; l’extension de la clause de diversité de Canal + aux fameux « films du milieu » chers à Pascale Ferran, a priori les plus mis à mal dans leur économie par les barèmes de rémunération imposés par la convention collective - les films à très bas budget, à moins d’un million d’euros, bénéficient, eux, d’un moratoire, « par définition provisoire, sans qu’aucune disposition plus pérenne soit à l’ordre du jour », déplore Nicolas Anthomé.
Mais le constat le plus saumâtre, qui fédère toutes les indignations, tient à la polarisation croissante des investissements autour de la minorité de productions à plus de 7 millions, ces fameux films dits « du marché » qui, paradoxalement, sont les moins tributaires des remontées de recettes et pour lesquels « la rentabilité du film devient trop souvent presque secondaire, producteur et acteurs ayant été très bien rémunérés dès la mise en production », grince le rapport. Une opulence pointée comme néfaste non seulement à l’équilibre global de la production, mais aussi à la qualité même de tels films« presque trop faciles à financer par les télévisions privées sur le seul nom des acteurs vedettes, indépendamment de la qualité ou de l’aboutissement du scénario, du talent du réalisateur, du soin apporté à la fabrication du film, etc. » Dans une tribune parue dans le Monde en octobre (« Le cinéma français en danger »), le collectif du 109 donnait l’exemple de 100% Cachemire, de Valérie Lemercier, « qui a réussi le tour de force d’avoir six chaînes de télévision en pré-achat : C +, Ciné +, France 2, France 4, M6 et W9. Facile d’arriver à 15 millions de budget ». Un degré de concentration des subsides télévisuels - sans évoquer les autres leviers de financement privé - qui appelle la nécessité d’un encadrement, comme le suggère un producteur indépendant, qui n’a pas souhaité être nommé : « Tandis qu’il suffirait souvent quelques centaines de milliers d’euros seulement à ce que les œuvres les plus stimulantes se conçoivent dans des conditions raisonnables, une minorité de productions aspire une part délirante des investissements, sans que l’on parvienne à se figurer en regardant certains films comment l’argent a pu être dépensé. En vérité, il y a très peu de projets qui justifient véritablement par leur coût de fabrication un budget supérieur à 6 millions d’euros. » Depuis son poste de patron du cinéma à Arte, Olivier Père observe que « le désengagement de certaines chaînes vis-à-vis du cinéma d’auteur fait qu’Arte devient l’interlocuteur privilégié de certains projets qui, auparavant, ne nous étaient pas soumis. J’ai pu constater une qualité considérable de l’offre, en nette hausse, ce qui ne bouleverse en rien notre intérêt pour un certain type de cinéma, des films qui opposent à la surenchère des budgets celle des d’ambitions de mise en scène. Notre enveloppe est modeste, mais elle a l’avantage d’être stable. »
l’exploitation arrivée à saturation Avant, disons depuis une dizaine d’années, la sempiternelle rengaine de lamentations des créateurs et distributeurs de films d’auteur fragiles déplorait l’inexorable contraction de la durée de tels films en salles. Une contraction au détriment de carrières portées par un bouche-à-oreille si précieux à des prototypes peu visibles dans les médias majoritaires et pauvres en moyens de promotion. Mais ça, c’était avant. Aujourd’hui, c’est dès la veille de la sortie que l’on entend les mêmes grogner, non plus pour des questions de maintien en exploitation, mais du fait de la difficulté croissante de l’accès aux salles, plus embouteillées que jamais par la cadence hystérique des sorties et trustées par des programmations toujours plus uniformes.
Paradoxe de surface, le territoire français n’a pourtant jamais compté tant d’écrans (près de 5 500). A la concentration des financements répond une autre forme de concentration délétère à l’autre extrémité de la vie des films, ainsi que le relève le rapport Ferran, du fait de la quasi-absence de régulation du secteur de l’exploitation. « Il y a de moins en moins de succès surprises, et il devient très difficile de faire éclore des cinématographies et des auteurs », déplore Stéphane Libs, qui dirige les deux seuls cinémas d’art et d’essai du centre-ville de Strasbourg à avoir survécu au carnage consécutif à la prolifération des multiplexes voilà quinze ans - situation analogue à celle de la majorité des grandes villes de province. « Les gros distributeurs fonctionnent de plus en plus par des plans de sortie très verrouillés, très sclérosants, qui freinent la diversité en dehors des grands centres urbains, si bien que s’opère une forme de clivage sociologique. Et même dans les plus grandes villes, la concurrence est très cruelle. » Dans le même temps, l’inflation du nombre de sorties hebdomadaires ne facilite pas le travail des programmateurs, même de bonne volonté. « Cela devient de plus en plus compliqué de tout voir, de faire notre marché, si bien qu’il y a pas mal d’exploitants qui y renoncent, alors que c’est, à l’origine, un métier de passeur, fondé sur la curiosité. Surtout, on voit paraître chaque semaine en salles deux ou trois films dont on se dit que ce n’est pas du cinéma, des films à sujets plus ou moins destinés à des publics de niche. Sans parler du hors programme, qui truste aussi de plus en plus d’écrans, avec des opéras, des concerts de Justin Bieber ou des visites du Louvre. Or, l’un des boulots des salles d’art et d’essai, c’est de stimuler toujours sur l’élément cinématographique, la cinéphilie, le rapport à l’image. S’il y a encore une chose qui singularise une salle d’art et d’essai d’un multiplexe bien programmé qui ferait de la version originale, c’est bien ça. » Du côté des distributeurs, on déplore la manière dont les collectivités locales ont lâché les salles indépendantes face à des multiplexes que les municipalités s’arrachent comme un nouveau centre sportif ou l’ouverture d’un magasin H&M, au point désormais de se cannibaliser entre eux.
Les nouveaux grands méchants loups du numérique Le cinéma doit de plus en plus composer avec les offres complémentaires ou concurrentes, des séries télé aux jeux vidéo. Mais ce qui inquiète le plus les professionnels, c’est l’arrivée possible à l’horizon 2014 (à l’automne ?) de la plateforme d’abonnement de vidéo à la demande, Netflix (40 millions d’usagers environ et une courbe de croissance affolante). Depuis sa base européenne au Luxembourg, le site étudie les conditions de son entrée sur le marché français. La chronologie des médias (c’est-à-dire les différentes fenêtres de diffusion des films depuis la salle jusqu’aux chaînes payantes et aux DVD) n’est actuellement pas favorable à Netflix, car il faudrait au site attendre trente-six mois entre la sortie en salles et le droit de proposer le film à ses clients. Le rapport Lescure proposait une réduction de ce temps d’attente à dix-huit mois, mais une partie de la profession est vent debout contre cette idée : elle fragiliserait Canal + qui, par ses obligations d’investissement historique dans le cinéma, demeure l’acteur cardinal du secteur. Comme l’explique le producteur Denis Freyd, « jusqu’à présent, nous discutions avec les chaînes dont le périmètre était localisé, ayant leur siège social en France. Si demain, c’est Netflix ou d’autres mastodontes américains qui redistribuent une partie des cartes, avec des stratégies internationales très offensives et hors Hexagone dans leur implantation, il faut voir comment on encadre ces arrivées en termes de chronologie des médias et d’investissement dans la création ».
Didier PÉRON, Bruno ICHER et Julien GESTER