http://www.manuelbraun.fr/ Il est l’un des créateurs les plus secrets du cinéma français : il y a quarante ans, après avoir quitté son labo d’université et sa position de conseiller d’Eclair-Caméras, Jean-Pierre Beauviala a fondé la société Aaton. Cet ingénieur de haut vol a mis au point plusieurs caméras, mais aussi un enregistreur numérique, le Cantar, utilisé sur la plupart des tournages de longs métrages. Longtemps partisan de la pellicule traditionnelle, il a pris son temps pour mettre au point une caméra numérique, la Penelope-Delta. Observateur des mutations de l’image, il détaille les options fortes choisies pour que sa dernière-née retrouve via l’électronique la texture singulière de l’image argentique.
« La révolution numérique est venue par la projection en salles. Les studios américains nous l’ont imposée pour une double raison : l’économie provoquée par la disparition des copies de films et la possibilité de crypter les fichiers pour les rendre moins accessibles au piratage. Pourquoi pas, au fond ? Sauf qu’on est encore loin de la qualité de la pellicule : on perd l’émotion véhiculée par l’image argentique. Heureusement que, déjà, certaines salles s’équipent en "4K" (une image de dix millions de pixels) : la profondeur des valeurs, la subtilité des couleurs seront bientôt de retour.
Les producteurs se sont précipités à leur tour vers le numérique, parce que les tournages semblaient revenir moins cher. Mais ces caméras ont entraîné une terrible perte de qualité. Hier, j’ai vu un film que la critique a pourtant soutenu : sans doute me serais-je moins ennuyé si les personnages n’avaient pas tous des visages de cire, si les ombres n’étaient pas "bouchées", si les à-plats n’avaient pas bavé, et si les couleurs étaient aussi traitées en haute lumière...
Géologue de la Nasa
Pour fabriquer la première caméra numérique d’Aaton, nous avons choisi ce qu’il y a de mieux en termes de capteur, cette surface où "s’imprime" l’image, c’est-à-dire où les photons sont transformés en électrons. Le nôtre provient d’un fabricant canadien, très fort sur la restitution de la couleur : ses capteurs équipent la sonde Curiosity car les géologues de la Nasa ont besoin d’une colorimétrie parfaite pour analyser les roches martiennes. Nous avons aussi opté pour un vrai viseur "reflex" optique, qui assure une intimité incomparable avec les personnes filmées. Sans oublier de soigner l’ergonomie générale de la caméra : notamment sa forme "chat sur l’épaule" caractéristique de nos caméras, appréciée des opérateurs.
Et puis la caméra cache un joker d’importance, l’application d’une intuition qui n’a pas été scientifiquement prouvée. Nous savions que sur pellicule, à chaque image vierge, les grains sensibles à la lumière ne sont ni disposés au même endroit, ni de la même dimension. Cette dimension aléatoire donne sans doute vie à l’image-film. Pour lui trouver un équivalent, nous avons mis le capteur sur un cadre de titane souple, et il se déplace aléatoirement d’un demi-pixel à chaque image. Par la suite, un programme informatique permet de corriger le décalage.
Nous vivons une époque inouïe en termes de propositions de nouveaux formats : après la 3D,on nous pousse maintenant au 48 images par seconde. C’est le moment de leur rappeler que, loin de la reproduction naturaliste, le cinéma est avant tout interprétation de la réalité. Il faut sentir la présence physique de l’acteur, mais pas trop. Je recommande une belle conversation entre Jean Renoir et Jacques Rivette. Parlant de la tapisserie de la reine Mathilde exposée à Bayeux, Renoir note que les auteurs ne disposaient à l’époque que de fils de laine épaisse et de peu de couleurs. Leur travail est pourtant d’une beauté confondante ! Arrivent Henri IV et Sully, qui engagent de gros moyens pour promouvoir la tapisserie de haute lisse, fils de soie très fins et milliers de couleurs. La tapisserie devint une sorte de peinture réaliste, art pompier avant l’heure, qui finit par disparaître. »