Association des décoratrices et décorateurs de cinéma

Dans nos archives : entretien avec Guy-Claude François

l’interview du moment | 28/01/2023

Complice depuis la première heure d’Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil, GUY-CLAUDE FRANÇOIS (1940-2014) était scénographe pour la scène (théâtre, opéra, concerts…), les musées ou expositions, l’architecture. Son agence Scène a conçu, en collaboration avec des architectes, plus de cent cinquante salles de spectacle.
Menant en parallèle une carrière de décorateur de cinéma -et récoltant plusieurs nominations aux césars- on lui doit les décors de films signés Bertrand Tavernier, Coline Serreau, Philip Kaufman, James Ivory, Christophe Ganz.
A l’occasion de la récente projection du film Molière au ciné-club, nous publions cet entretien réalisé en 2003.

Quelle est votre formation ?
L’école m’a appris ce qu’on appelait « les humanités » : les lettres classiques, le latin, le grec… plutôt que l’apprentissage d’un métier. Après le bac, j’ai choisi d’intégrer l’Ecole de Théâtre de la rue Blanche, aujourd’hui située à Lyon. Pour préparer le concours d’entrée, j’ai appris le dessin dans une académie, et l’histoire de l’art à l’Ecole du Louvre. Une fois reçu, j’ai suivi deux formations au sein de l’école : décorateur et régisseur.
Mon premier contact avec le cinéma s’est fait pendant mon service militaire, au service du cinéma des armées. On y tournait des reportages et des fictions, beaucoup de gens de cinéma sont passés par là. Finalement, c’est l’armée qui m’a permis de comprendre l’organisation d’un film.
J’ai persévéré dans le théâtre ou j’ai rencontré Ariane Mnouchkine à qui je suis resté fidèle jusqu’à aujourd’hui. C’est le Théâtre du Soleil qui m’a conduit à m’intéresser à l’architecture, car à chaque spectacle, il s’agissait de reconstruire une architecture totale et non de s’installer dans le cadre d’un théâtre « à l’italienne ». Et je me suis intéressé au cinéma à partir du film Molière, en 1978. Ce film a été le déclencheur. Grâce à lui, j’ai été reconnu et sollicité par le milieu du cinéma.

Aviez-vous alors la volonté de vous diversifier, de vous éloigner du théâtre ?
Absolument pas. J’ai toujours été pragmatique, sans plan de carrière. Ce dont j’étais sur, c’était d’éviter le théâtre académique, j’y sentais une barrière à l’innovation.

Vous connaissiez le cinéma ?
A l’époque –je suis né en 1940- on y allait souvent, disons deux fois par semaine. Le cinéma faisait partie de la vie, je voyais des films comme je lisais des livres. Depuis, je dois avouer que je préfère faire du cinéma plutôt que d’y aller. En revanche, je regarde beaucoup de films sur DVD.

Toute la compagnie d’Ariane Mnouchkine a participé à Molière. Le film s’est donc tourné avec l’esprit d’une troupe de théâtre ?
Molière dure près de 4 heures, c’était une production assez gigantesque. Le décor a coûté 35 MF de l’époque, ce qui était énorme et plutôt rare. C’était mon premier film et je croyais que le cinéma était tout le temps comme ça, avec beaucoup de moyens, et une grande liberté de création. La même liberté artistique qu’au Théâtre du Soleil, avec bien entendu des contraintes techniques et une grande vigilance à l’aspect financier. La moitié du film a été tournée à la Cartoucherie de Vincennes, et non dans un studio traditionnel.
Cet esprit de troupe peut se retrouver au cinéma, tout dépend des équipes. Mais il est vrai qu’à l’heure actuelle, les choses doivent être efficaces, rapidement rentables. Cela altère l’esprit artistique et d’équipe. Personnellement, je n’en suis pas trop gêné, je sais que malgré ça, je peux vivre des moments agréables en faisant un film.

En tant que décorateur pour le cinéma, quel a été l’apport de votre expérience de scénographe pour la scène ?
Le théâtre est essentiel dans la création d’un espace de représentation, qu’il s’agisse de la scène, de cinéma, de muséographie. J’enseigne la scénographie aux Arts-Décoratifs , et j’insiste pour que le théâtre soit le pivot, la clé de voûte de la pédagogie.
En architecture, on conçoit un espace, un lieu dans lequel la vie va s’installer. Par contre, au théâtre ou au cinéma, il y d’abord la vie -un personnage ou une intrigue- et on doit construire autour. Surtout ne pas se contenter de reconstituer un espace, ni faire de la décoration avec des couleurs et des effets de mode, mais construire autour d’un personnage l’espace adapté.
C’est cette recherche de sens que l’on apprend au théâtre, et il faut se donner cette même priorité quand on fait du cinéma, tout en tenant compte des contraintes techniques, comme les lumières ou les mouvements d’appareils. Molière et La passion Béatrice en sont deux exemples.

A quelques exceptions près, dont les films de Coline Serreau, vos films sont situés dans le passé, du moyen-âge au XXème. Cherchez-vous à travailler sur des films d’époque ?
Non, ou alors de manière implicite. Je ne fais pas de différence entre film d’époque et film contemporain, entre comédie et non-comédie. Je m’attache à ce qui émerge du script, des personnages. Et dans le cas de Coline Serreau, je suis toujours séduit par son écriture.
Mais il est vrai que j’aime beaucoup l’Histoire, car elle permet une transposition. Je suis attiré par la transgression, qui n’empêche nullement de rester authentique, mais…"vraisemblance plutôt que vérité".

Justement, comment abordez-vous la représentation de l’Histoire au cinéma ?
Pour les films d’époque, je ne me suis jamais intéressé à me plonger dans la documentation, qu’elle soit livresque ou imagée. La documentation est souvent fausse, car elle est elle-même transposition.
Pour traiter le siècle de Molière, le XVIIème, je me suis bien sur tourné vers Viollet-le-duc, un architecte du XIXème, passionné par le moyen-âge et qui a restauré la France entière. Mais ses dessins ne correspondent pas à la façon dont les gens vivaient. Je ne me sens pas en accord avec lui quand il dessine une construction de manière propre, linéaire.
En revanche, en lisant le Journal des Compagnons, on comprend mieux comment un bâtiment était construit. Il n’a y aucune raison pour que les maisons parisiennes de cette époque ressemblent à celles de Sarlat, qui est pourtant la vision traditionnelle du moyen-âge dans les films. Paris, c’était 90% de maisons populaires, faites par les occupants eux-mêmes, et qui s’écroulaient sans cesse. La géologie de Paris est telle que rien n’était sec, tout était dans la boue.

Dans Molière, vous recréez un Paris aux rues couvertes de terre, de boue qui remonte le long des maisons.
C’est authentique, mais on ne le voit pas dans les peintures ou les dessins qui ont tendance à magnifier la réalité. Je répète à mes élèves la chose suivante : pour faire un film qui se passe à une époque ou dans un pays lointain, intéressez-vous à la géologie, au climat, à la religion. Avec ces trois éléments, on a les composantes essentielles du décor. Après, on peut entrer dans la documentation.
Pour Molière, on a reconstitué les rues de Paris et d’Orléans à l’extérieur des bâtiments de la Cartoucherie. Avec le dépouillement, j’avais calculé qu’il fallait une centaine de maisons, et pour des raisons évidentes de budget, on en a construit une vingtaine. Elles étaient régulièrement déplacées à la grue, on les substituait les unes aux autres, on inter changeait leur toiture…Déplacer rapidement les décors est une habitude du théâtre et de la machinerie.

Dans ce film, on sent l’influence du théâtre dans le traitement de l’espace de jeu, les peintures…
Bien sur, et c’est aussi vrai d’un film plus récent : Le pacte des loups. Christophe Gans cherchait dans les racines du théâtre plutôt que dans le réalisme. Il voulait un impact visuel important, avec des contrastes, de la surprise. Cela me paraissait naturel, car son film se voulait une transposition sur le plan onirique et esthétique.
Je ne suis pas très intéressé par le théâtre qui représente un salon dont on aurait enlevé le 4ème mur, ni par les films qui font la même chose. J’ai du plaisir à voir des films réussis dans ce domaine-là, mais en termes d’activité, de création, ils sont moins intéressant.

Vous avez cité La passion Béatrice où vous avez reconstruit un château sur un piton rocheux, au pied des Pyrénées.
Je suis très attiré par le moyen-âge, et avec ce film nous sommes à la fin de cette période, au XVème. Le scénario m’a beaucoup touché par le caractère des personnages : fort, puissant, inscrit dans la terre. En revanche, les châteaux décrits étaient ceux de la Belle au bois dormant : la Renaissance française, les cours d’amour, les échauguettes, et je n’étais pas convaincu. La passion Béatrice est une histoire très dure, violente. L’apprentissage du théâtre m’a poussé à me dire : ce personnage ne peut pas habiter un château comme ça.
Alors, j’ai relu les Chroniques de Joinville où il est question d’un seigneur -Gaston Pheobus- qui vivait dans la région de Foix, à cette époque, et qui me faisait penser au personnage du scénario. J’ai tenu à parcourir l’Ariège où j’ai vu de nombreux châteaux, à chaque fois trop classiques, ou pas assez intéressants cinématographiquement. Puis, en descendant vers les pays Cathares, j’ai su que c’était là qu’il fallait trouver le décor - ou le reconstruire.
J’ai découvert le château de Puivert, qui était une ruine au milieu d’une nature sauvage. Seule la tour restait debout, et on a reconstruit autour. Pas comme à l’origine, mais de façon à créer un décor qui restitue l’esprit de l’époque et l’esprit du personnage.
Ce fut un énorme chantier qui a duré six mois, qui a mobilisé plus de deux cent personnes. Il y avait cette galerie de 50m de long, comme un tunnel dans lequel Tavernier fait galoper des chevaux. Pour moi, ce décor est une métaphore du film qui n’est autre que l’histoire du viol d’une fille par son père.

Dans le décor, les ouvertures semblent avoir été placées en fonction de l’espace extérieur.
On a construit au milieu d’un paysage. Quand celui-ci apparaît en découverte, il agit sur le décor intérieur. Je suis très attentif à la découverte, elle est primordiale au théâtre comme au cinéma. Elle permet de mieux identifier l’espace intérieur, d’une manière plus juste.

Vous avez fait quatre films réalisés par Bertrand Tavernier. Est-il soucieux de rester fidèle à la réalité historique ?
Il recherche l’authenticité. Au point de tourner dans les endroits et aux saisons pendant lesquelles se passe l’histoire du film. Pour un décorateur, c’est très intéressant, car le lieu et la période sont une sorte de garantie de l’authenticité globale. Même si par la suite, on transpose pour se rapprocher du scénario.
La vie et rien d’autre a été tourné dans la région de Verdun. Géologiquement, c’était tantôt des terres brunes, tantôt des terres rouges. Par souci d’unité spatiale, j’ai fait couvrir tous les décors extérieurs d’une terre sombre, austère. Il y avait toujours des camions qui suivaient le tournage en transportant la même terre ! Les problèmes de raccord esthétique sont un souci permanent. Pour chaque film, j’ai toujours besoin d’avoir un élément fort, marquant, qui crée l’unité. C’est valable au théâtre, où c’est évidemment plus facile à réaliser qu’au cinéma où une porte peut s’ouvrir à New York et se refermer six semaines plus tard à Paris…

Tavernier a beaucoup d’attention pour les acteurs, il a besoin qu’ils se sentent bien, qu’ils soient à l’aise sur le plateau. Pour la même raison, je demande que les meubles et accessoires soient prêts au moins trois jours à l’avance, ce qui est souvent très difficile, pour pouvoir m’installer dans le décor. Je me mets dans la peau d’un acteur, m’assieds à sa table, manipule tel objet. Cette « touche finale » est une espèce de rituel auquel je tiens beaucoup.

Au théâtre, de nombreux scénographes créent également les costumes. Est-ce votre cas ?
Pas du tout, j’adore le textile mais c’est un matériau trop fugitif pour moi. Je suis plus à l’aise avec ce qui est solide : les volumes, les matériaux. J’ai même tendance à aller trop loin dans de sens…
Avec la personne chargée des costumes, on se concerte, on s’échange les maquettes. Je ne sens pas le besoin d’une collaboration très poussée, d’ailleurs on ne nous en donne pas le temps. Parfois, sans se parler ou presque, il arrive qu’il y ait osmose, comme avec Dominique Borg que je connais depuis très longtemps. Sur Le pacte des loups, il y a vraiment une harmonie entre ses costumes et les décors.

Le pacte des loups est sorti au milieu d’une vague de films français à gros budgets, aux décors retravaillés en numérique.
Les effets numériques dans Le pacte des loups ne se situent pas au niveau du décor. Aujourd’hui, on dessine un décor et on se dit : la construction s’arrête à une certaine hauteur, et au dessus de tout ce que peut toucher l’acteur, ce sera du numérique. Or, en termes de décor pur, je pense qu’on a souvent intérêt à construire, avec l’avantage de pouvoir tourner autour. Car si on évolue dans le décor en utilisant l’image numérique, les coûts explosent.
Bien sur, le numérique a de l’intérêt dans circonstances très particulières, comme l’addition d’images. Et c’est un outil qui va prendre une plus grande importance. Aux Arts-déco, les étudiants apprennent les logiciels de base de façon à avoir une véritable responsabilité artistique. Lorsque qu’ils dessinent un décor, ils doivent savoir ce qui dans l’exécution peut être en numérique ou bien construit.

Pour vous, quel est l’élément le plus important d’un décor ?
Derrière les décors de Molière, de La passion Béatrice ou des deux films avec Tavernier et situés en 14-18, il y a une justesse du sens, plus que de l’esthétique. L’esthétisme est, de mon point de vue, artistiquement réactionnaire, c’est de l’art pour l’art et je déteste ça. On est toujours confronté à un dilemme qui est la séduction du beau ou la rigueur du juste. Je suis très attaché à la deuxième option, sachant que si je suis juste, de toute façon ça sera beau.

Vous travaillez pour le cinéma, le théâtre, l’opéra… A quelle forme d’expression va votre priorité ?
C’est le projet qui prime. J’ai le privilège de pouvoir faire uniquement ce qui m’intéresse. Dans le cinéma, il y a une grande lenteur dans la production de projets. Ces deux dernières années, je suis passé à côté de plusieurs propositions car je m’étais engagé sur d’autres films qui finalement ne se sont pas faits. Ce n’est pas très grave pour moi, car j’ai d’autres activités. Mais le cinéma reste toujours incertain. Et, depuis quelques temps, une fois embarqué dans la préparation d’un film, j’ai toujours l’impression d’être exsangue, avec le sentiment très gênant que la production peut s’arrêter du jour au lendemain.

Quel est votre statut professionnel ?
Je tiens à respecter le cadre légal de chacune de mes activités. Je suis inscrit à la Maison des artistes et en tant que créateur de décors de théâtre, je touche des droits d’auteur. Pour le cinéma, je cède mes droits d’auteur pour la conception et suis intermittent du spectacle pour la phase de tournage. J’ai bien sûr une carte professionnelle de chef décorateur, que je refusai au début pour ne pas me soumettre à une directive qui remonte à Pétain. Mais il se trouve que j’ai reçu un César avec mon premier film (Molière), et le CNC, trouvant absurde de me céder une dérogation pour chaque production qui a suivi, m’a demandé de cesser ces "turlupinades". Ce que j’ai admis, évidemment.

Entretien réalisé le 11/02/03 par Alexandre Tsékénis à l’agence Scène, Paris Xème.


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