Association des décoratrices et décorateurs de cinéma

Il faut sauver le cinéma d’auteur !

Actualités professionnelles | 21/02/2011

Par Juliette Bénabent
Télérama 19 janvier 2011

Les Français ne sont jamais autant allés au cinéma qu’en 2010. Pourtant, beaucoup de “petits” films formidables, défendus par la critique, sont boudés par le public. Problème de distribution ? Manque de curiosité ?

Béatrice Dalle jette toute sa fièvre dans un somptueux portrait de femme, d’un romantisme sombre et mélancolique, et la critique s’emballe. Domaine, de Patric Chiha, est sorti en avril 2010 dans une dizaine de salles en France, avec les honneurs de la presse – l’actrice faisait à cette occasion la une de Télérama. Bilan comptable : 4 029 entrées. Une misère.

Des exemples comme celui-là, on peut en citer trois, dix, vingt : Des filles en noir, de Jean-Paul Civeyrac, Eastern Plays, de Kamen Kalev, ou Au fond des bois, de Benoît Jacquot, font aussi partie des sacrifiés de 2010, des films qui « n’ont pas trouvé leur public », comme on dit pudiquement, ou, pour être plus clair, qui se sont rétamés au box-office. Tandis que Harry Potter, Avatar, Camping 2, mais aussi Les Petits Mouchoirs, de Guillaume Canet, Inception, de Christopher Nolan, Des hommes et des dieux, de Xavier Beauvois, ou Potiche, de François Ozon, cassaient la baraque.

C’est comme la pauvreté dans le monde. Les écarts se creusent entre films très riches et films très démunis.”

Ces succès reflètent la santé du secteur, malgré la crise : la fréquentation progresse depuis trois ans, pour atteindre 206,5 millions d’entrées en 2010 – un record depuis 1967. L’ennui, c’est que le succès ne profite pas à tous les films, ni à toutes les salles (lire ci-dessous).

« C’est comme la pauvreté dans le monde, observe Jean Labadie, distributeur depuis plus de trente ans. Les écarts se creusent entre très riches et très démunis. »

Les films très attendus, parce qu’il s’agit d’une franchise à succès (Harry Potter), parce qu’un festival les a distingués (Des hommes et des dieux, récompensé à Cannes), parce qu’ils bénéficient d’un casting alléchant et d’une promotion agressive (Les Petits Mouchoirs), ou parce qu’ils traitent d’un sujet fort (La Rafle, de Rose Bosch), remportent la mise. Les autres se partagent les miettes. Il est de plus en plus rare de voir le public distinguer un « petit » film – au budget modeste, sans star, sans promotion, programmé dans peu de salles.

Pourquoi le miracle du film de Xavier Beauvois (3 millions d’entrées) ou de Mammuth, road-movie grinçant de Benoît Delépine et Gustave Kervern (plus de 800 000 entrées), se produit-il si rarement ? Pourquoi des pépites venues de France, d’Allemagne, des Philippines ou de Corée ne déclenchent-elles pas la curiosité du public ?

Régine Vial, patronne des Films du Losange, s’inquiète : « On a du mal à amener les gens vers des œuvres, même originales et créatives, qui dépassent le pur divertissement. Il y a douze ans, un drame familial danois, Festen, cumulait 600 000 entrées en une longue carrière. Aujourd’hui, ces films disparaissent souvent de l’affiche une semaine après leur sortie. »

La première explication est mathématique : peu de salles se créent, et les films sont très nombreux, autour de six cents en 2010. La durée de vie de chacun diminue donc, et quand il faut libérer un écran, on écarte le moins performant. Une condamnation à mort pour les films qui, jadis, bâtissaient leur succès sur le bouche-à-oreille et donc sur le temps. « L’an dernier encore, indique Alexandre Mallet-Guy, distributeur chez Memento Films, les salles d’art et d’essai gardaient nos films au moins deux semaines, maintenant le succès doit être là dès les cinq premiers jours. » Exploit quasi impossible pour l’œuvre d’une jeune inconnue (La Vie au ranch, de Sophie Letourneur) ou d’un Russe jamais distribué en France (Soldat de papier, d’Alexei German Jr).

Grâce à d’importantes aides publiques, ces films sortent en France, mais peu dans d’autres pays. Ils sont même de plus en plus nombreux : là où trois films d’auteur sortaient chaque semaine il y a dix ans, on en trouve aujourd’hui souvent six ou sept à l’affiche. Mais leur public n’augmente pas, il s’éparpille. Les spectateurs ne savent plus comment choisir, ils hésitent même à suivre les enthousiasmes des critiques professionnels. Jean Labadie confirme : « Le public ne fait plus confiance à personne. Jadis, une couverture de Télérama ou une double page dans Libération drainaient facilement 100 000 spectateurs. Aujourd’hui, il faut qu’un film soit recommandé unanimement par tous les journaux, mais aussi par la télévision et Internet. C’est très rare ! »

“Le public ne fait plus confiance à personne. Jadis, une couverture de Télérama ou une double page dans Libération drainaient facilement 100 000 spectateurs.”

Que sont devenues la curiosité, la fierté de découvrir un nouveau metteur en scène, l’excitation de voir un film singulier ? « La démarche d’aller voir un film en salle est paradoxale, relève Emmanuel Ethis, sociologue spécialisé dans l’étude des publics. Il s’agit à la fois de faire l’expérience collective d’une oeuvre, et de se distinguer dans la manière de la recevoir. En ce moment, l’émotion partagée l’emporte très nettement sur le besoin de distinction. »

Et la transmission cale : plus question de compter sur le western télévisé du dimanche soir, le Cinéma de minuit de Patrick Brion ou le ciné-club du lycée pour entretenir la cinéphilie des jeunes. « Le cinéma est une habitude de vie, relève pourtant Philippe Desandré, de Studio Canal. C’est une activité addictive : plus on y va, plus on a envie d’y aller. » Encore faut-il stimuler l’audace et l’envie de découverte ! La gratuité n’y suffit pas, n’en déplaise aux promoteurs des cartes illimitées qui juraient que le public des films populaires se risquerait, puisqu’il ne paie pas à chaque séance, vers le cinéma d’auteur. Jean Labadie résume la situation d’une image : « Faites un buffet gratuit, les jeunes ne goûteront pas betteraves et carottes râpées, ils se resserviront des frites ! La profession a sa responsabilité dans le déficit de transmission.

A force de brouiller les cartes, de programmer les mêmes films dans les salles d’art et d’essai et les multiplexes, le public est perdu. Il se rassemble vers ce que tout le monde va voir, comme si c’était une garantie de qualité. »

Que représente le cinéma ? Qu’en espère-t-on ? Veut-on rêver, pleurer, rire, apprendre, découvrir, réfléchir aux images, se poser des questions ? Un film est-il un loisir, une forme d’images parmi d’autres (télévision, jeux vidéo) ou a-t-il encore le statut d’objet artistique ? Pour Michel Saint-Jean, distributeur chez Diaphana, « notre société valorise peu la culture, nous avons quand même élu le premier président de la République qui revendique presque son inculture. L’idée circule, diffuse mais de plus en plus assumée, que le cinéma d’auteur est un truc intello pour Parisiens bobos ».

En décembre, le festival de cinéma européen des Arcs abritait une rencontre entre distributeurs indépendants et exploitants d’art et d’essai, venus de toute la France, autour des « mutations du public ». Tous se désolaient de voir leurs fidèles vieillir, de ne trouver parfois « que dix ou quinze spectateurs par séance », de subir la concurrence des salles UGC, Pathé ou Gaumont, même sur les films d’art et d’essai.

« Je ne rassemble du public que grâce à des soirées thématiques, des débats, des partenariats avec l’université locale », témoignait le patron d’une salle pyrénéenne. « Nous devons de plus en plus travailler les films », ajoutaient ses collègues de Gérardmer ou de Fontainebleau. « Travailler
les films », cela veut dire renoncer à les programmer tous, mais maintenir ceux que l’on choisit pendant plusieurs semaines, les promouvoir en multipliant les animations, communiquer via la revue de la salle, cibler les jeunes en utilisant les réseaux sociaux, Facebook ou Twitter.

“Nos films sont choisis soigneusement, mis en valeur dans la gazette. Nous répondons directement au téléphone, nous sommes dans les salles pour les rencontres et les débats.” Anne-Marie Faucon, Utopia
Depuis 1976, le circuit Utopia revendique ainsi des choix drastiques, et jouit d’une excellente santé commerciale grâce à ses soirées-débats, sa gazette, ses petits déjeuners du dimanche et son engagement à garder les films six ou huit semaines. La fondatrice Anne-Marie Faucon explique : « Il faut avoir un dialogue vif, constant, avec le public, et conserver une identité forte, car c’est elle qui fidélise nos spectateurs. Nous sommes un véritable cinéma d’opinion : nos films sont choisis soigneusement, toujours programmés en version originale, mis en valeur dans la gazette. Nous répondons directement au téléphone, nous sommes dans les salles pour les rencontres et les débats. »

Le sociologue Emmanuel Ethis confirme l’importance du lieu culturel : « Parfois, les spectateurs se sentent intimidés, se disent : tel film n’est pas pour moi. C’est le rôle de la salle de cinéma de leur donner confiance, de les amener à élargir leurs goûts. »

Pour analyser le comportement grégaire du public qui se rue vers les mêmes films, plusieurs professionnels soulignent aussi, officieusement, que l’offre est peut-être moins excitante que par le passé, moins riche en chocs artistiques. « Où sont les nouveaux Ken Loach, Arnaud Desplechin, Nanni Moretti ou David Lynch ? s’interroge un distributeur. On est loin de la liberté et de l’audace des années 1970 et 1980. L’autocensure est partout, du scénariste au spectateur, et ce sont maintenant les séries américaines qui s’approprient les sujets ambitieux. »

Michel Saint-Jean, de Diaphana, met les pieds dans le plat : « Il faut prendre conscience de la relative médiocrité des films, et se pencher sur la formation des cinéastes et des cinéphiles, le renouvellement des sujets, des modes d’écriture. Au lieu de réfléchir à toutes ces questions, tous les professionnels sont obnubilés par le passage au numérique... »

Mais l’un n’empêche pas l’autre. Car cette évolution technologique, dont les modalités divisent profondément la profession, risque de creuser
encore le fossé des inégalités. Les films que l’on s’arrache déjà pourront arroser toutes les salles, avec des copies virtuelles, donc illimitées. Imaginez Harry Potter, Astérix ou Camping sur plus de mille écrans, en différentes versions dans plusieurs salles du même multiplexe... Le cinéma inventif et atypique, que les spectateurs français ont toujours la chance de trouver dans leurs salles, risque de s’en trouver encore plus dramatiquement marginalisé.

Ça rame à l’export

Certes, le cinéma français reste, loin derrière le cinéma américain, celui qui voyage le mieux. Mais ses exportations baissent depuis deux ans : 57 millions d’entrées dans le monde en 2010 (moins 15 % par rapport à 2009). Régine Hatchondo, déléguée générale d’Unifrance, organisme chargé de la promotion du cinéma français à l’étranger, explique : « Même nos films commerciaux sont perçus comme du cinéma d’auteur, raffiné et intellectuel. Or les salles d’art et d’essai souffrent dans tous les pays ; avec la crise, certains réseaux se sont dramatiquement effondrés. Si vous vivez, par exemple, en Russie ou au Japon, presque plus aucune salle ne propose de cinéma français. » Partout, le public se focalise sur les films américains et les grosses productions nationales, quand elles existent. « Plusieurs pays ont créé des dispositifs d’encouragement à leur production, sur le modèle français d’ailleurs, poursuit Régine Hatchondo.

Au Japon ou au Canada, nos films ont ainsi reculé au profit d’œuvres locales. »
En 2010, Océans, de Jacques Perrin, The Ghost Writer, de Roman Polanski, ou Le Concert, de Radu Mihaileanu, se sont bien vendus. Mais à l’international aussi, le public vieillit. Pour conquérir les jeunes, Unifrance inaugure avec Allociné un festival en ligne. My French Film Festival (dont Télérama est partenaire) propose des premiers et deuxièmes films français en vidéo à la demande, dans le monde entier et en dix langues, pour 1,99 à 3,99 euros, selon les pays (1). Hébergé par les sites étrangers d’Allociné, le festival espère rassembler une communauté de cinéphiles férus d’œuvres françaises, pour entretenir et élargir le rayonnement dans le monde de la « frenchtouch ». (1) myfrenchfilmfestival.com, jusqu’au 29 janvier.

Les batailles d’un exploitant

Arnaud Vialle, du Rex de Sarlat : “pour survivre, il faut aller chercher le public, maintenir des relations personnelles”.
Arnaud Vialle, 35 ans, dirige le Rex, à Sarlat (Dordogne, 10  000 habitants). Un cinéma art et essai de quatre salles, en difficulté. « Quand mon grand-père a ouvert le Rex, en 1953, c’était une salle unique de 700 places qui programmait cinéma et spectacle vivant. Mes parents l’ont repris en 1984, transformé en quatre salles, que je dirige depuis 2005, après avoir travaillé chez Gaumont et Pathé. En 2010, nous atteignons 88  000 entrées, contre 100  000 en 2004. J’ai réussi à avoir Des hommes et des dieux en sortie nationale, en disant au distributeur : “Je fais une avant-première, si j’ai du monde, tu me laisses la copie.” On a travaillé avec le curé, très cinéphile, l’avant-première était bondée, on a gardé la copie et le film a très bien marché.

Il faut donc se bagarrer sans cesse : comme les circuits (UGC ou Gaumont) veulent tous les films, même ceux d’art et d’essai, les salles rurales sont moins bien servies. Je récupère les films après cinq ou six semaines, autant dire qu’ils n’ont plus beaucoup de potentiel : le DVD arrive quatre mois après, et les jeunes piratent tout. Nous avons dépensé 140  000 euros pour deux projecteurs numériques, nos charges augmentent – loyers, salaires, électricité, fournisseurs – et, contrairement aux circuits, nous ne gagnons rien sur les bandes-annonces et les affiches. Nous surveillons tous les coûts. Pendant leurs congés, je remplace ainsi moi-même caissières et opérateurs, j’économise sur le transport des copies en allant les chercher à Bordeaux.

Pour survivre, il faut aller chercher le public, maintenir des relations personnelles, nousconnaissons tous nos spectateurs. La salle doit être un lieu de partage et d’échange, grâce à des soirées thématiques (sur les femmes battues, récemment, avec Ne dis rien, d’Icíar Bollaín) ou à des débats avec Amnesty International (autour de La Révélation ou de Moi, la finance et le développement durable).

C’est un travail de chaque instant. »


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