Association des décoratrices et décorateurs de cinéma

Les décors de « L’Outsider » par Emile Ghigo

l’interview du moment | 07/07/2016

Pour L’outsider, l’adaptation par Christophe Barratier du livre de Jérôme Kerviel, EMILE GHIGO (ADC) a recréé l’univers de travail des traders à La Défense. L’occasion d’une interview autour du film.

Une fois le scénario en main, comment avez-vous procédé ?
Pour L’Outsider comme pour The Search*, une expérience de plusieurs mois de tournage suite à d’intenses repérages au fin fond de la Géorgie, juste à la frontière Tchétchène, la méthodologie reste identique, même avec des données de base (époques, lieux) aussi différentes.
Il y a l’étude très sérieuse du scénario, la mise en place d’une recherche maximale de documentation visuelle, la définition du degré de réalisme souhaité par la mise en scène et la production, les décors les uns par rapport aux autres avec leurs particularismes.

La caméra sort très peu du décor principal, une salle des marchés. Vous l’avez souhaitée proche de la réalité du milieu des traders ?
Au tout début de la préparation, j’ai tenu à faire le trajet identique à celui que Jérôme Kerviel empruntait tous les jours : appartement, métro, arrivée sur La Défense, les escaliers, le parvis et le parcours pour aller aux tours de la SG.
Et là, les immeubles miroirs nous renvoient notre propre image et nous empêchent totalement d’avoir la moindre information, même la plus infime sur l’activité intérieure de ses espaces ...Pas de doute, l’affaire Kerviel pouvaient se mettre en marche !

Les repérages dans les salles de marché étaient très aléatoires, il nous a fallu des contacts avec de vrais tradeurs et faire appel à des installateurs techniciens spécialisés.
La finalité reste bien entendu l’importance du rendu visuel, de sa cohérence ... Surtout la cohérence globale qui est pour moi la partie majeure, essentielle, de notre responsabilité artistique.
Je m’applique toujours, quelque soient les films, à RESTITUER les vérités de chaque scénario, de chaque séquence qui le compose, et non pas à RECONSTITUER, ce qui pousse beaucoup de nos collègues à se laisser emprisonner par le réalisme historique, et à trop souvent minimiser l’importance que l’on se doit d’exiger du travail de repérages.

Comment ont été définis les lieux de tournage ?
Malgré l’excellence des rapports production-mise en scène, la préparation Film fut très...chaotique. D’abord une étude très poussée en studio (Epinay bien sur, à cause de la fosse quasiment unique et trop rarement mise en valeur pour l’utilisation des fonds verts) avec maquettes volume, étude 3D, plans d’exécution avec détails des circulations caméras, découpage, etc.

Puis des premiers contacts avec des spécialistes sérieux de l’informatique, techniciens et fournisseurs, car presque… 400 ordinateurs devaient tous d’être "praticables" !
Les problèmes liés à la fabrication des programmes informatiques (les premières additions étaient très inquiétantes) se sont rajoutés au coût de la construction plus classique de la salle des marchés (couloirs, circulations bureaux, planchers et plafonds techniques, trucage des découvertes...). Au départ, presque 900 m2 de constructions auquel nous devons bien entendu rajouter le meublage et l’accessoirisation personnalisées de chaque desk.

Puis, le douloureux départ d’un financier nous a forcément envoyé faire un tour… en Belgique, pour l’étude de 3 ou 4 lieux. Et enfin retour en France du coté de St Ouen, après la découverte de ce lieu formidable qui nous attendait secrètement... Immeuble quasiment vide, pas de grosses pollutions sonores, possibilité de couper la climatisation et de réorganiser totalement les espaces, sa structure en « U », et la possibilité de faire des plans sur fond vert que j’appellerai "plongeants", c’est-à-dire descendant d’au moins 4 mètres par rapport au niveau du plateau de tournage, la caméra pouvait aller au plus près des baies vitrées sans découvrir les sols !!!
Bref, la structure idéale malgré une hauteur sous plafond un peu juste pour notre chef operateur, Jérôme Alméras.

Quelle a été la part de post-production sur le décor ou au niveau des découvertes ?
Bien entendu essentielle puisqu’il était primordial d’ancrer le film dans sa réalité architecturale.
La configuration du lieu rendait possible les quelques plans saisissants, minutieusement calés sur fond vert et raccordant idéalement avec le parvis d’une Défense maitrisable à souhait (jour, nuit, petit matin…). La vrai sortie du bâtiment de la Société Générale nous était interdite, évidemment ! Les plans en survol hélico crédibilisent encore plus le réalisme.

Quelques mots sur la collaboration avec la lumière ou les costumes ?
Avec Jérôme Alméras, nous avons une formidable complicité à laquelle se rajoute un peu de "vécu" professionnel (Pierre Jolivet, Bertrand Tavernier). Impossible bien sur d’imaginer une mécanique pareille sans un travail commun à tous les niveaux du film. Collaboration intelligente bien sur avec Jean-Daniel Vuillermoz, créateur des costumes et Daniel Sobrino, l’ingénieur du son pour lequel il a fallut installer une régie de commandes particulière insonorisée pour l’ensemble des 380 ordis, trop bruyants !

Dans cet étage de bureaux à la Société Générale, et d’une façon plus générale dans le film, on note l’absence de couleurs
Ce parti-pris affirmé de non-couleurs correspond à la réalité de ces open-space en général, mais reste pour moi une direction que j’emprunte souvent, car je considère que le décor doit rester à sa place, ce qui permet au chef opérateur et aux costumes et surtout aux acteurs de prendre plus facilement les leurs !
Priorité aux personnages, au mobilier et à l’accessoirisation, on verra bien si un jour Pedro Almodovar m’appelle... Etre chef décorateur nécessite une forte dose de modestie ! Je suis particulièrement sensible aux décors qui se font totalement oublier ! Et j’adore quand un spectateur sort d’une salle où il a vu un film entièrement tourné en studio, et me demande ce que l’on a bien pu avoir à faire sur ce tournage ?

Comment vous-êtes-vous situé par rapport au cinéma américain (Wall street, Margin call…) qui nous a déjà montré ce type d’univers ?
Je reste persuadé que nous n’avons pas à nous référencer au cinéma américain ! En termes de moyens, de temps de tournage, de préparation….
Christophe raconte avant tout la trajectoire d’un personnage qui me parait spécifiquement français. Je connais et reconnais la qualité du cinéma anglo-saxon mais considère que nous devons au contraire nous appuyer sur nos différences (tant qu’il en est encore temps, bien entendu) dans chaque création artistique.
Tout le monde copie ou s’inspire de tout ... d’où l’intérêt tout particulier que j’ai porté à l’exposition Picassomania qui montrait parfaitement cet état de fait. Mais n’est pas Picasso qui veut !

On ne voit quasiment pas l’appartement de Julien. Une volonté ou le résultat du montage ?
Si la camera sort très peu du décor principal, c’est pour fixer le personnage dans cet univers qui le fascine et qui l’obsède, et qui finalement va le faire basculer dans ce monde virtuel où seul compte les bonus des résultats financiers et les marges bénéficiaires ...On a le droit de tricher... mais pas de perdre !
Du coup, l’appartement de Julien, comme les autres décors, ne sont pas traités comme des univers « habités » ou investis, excepté celui de Sofia.

Comme de coutume, la dernière question n’a rien à voir avec le film : un film, une expo ou un spectacle qui vous a marqué dernièrement ?
J’ai particulièrement apprécié les films Au delà des Montagnes (Jia Zhangke), Les délices de Tokyo (Naomi Kawase) et en mode documentaire, No land’s song (Ayat Nafani).

* Pour les décors de The search de Michel Hazanavicius, Emile Ghigo a obtenu la mention spéciale du prix Vulcain, décerné par la CST au festival de Cannes 2015.


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